Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée… : Le livre qui libère la parole sur la propagation massive des drogues dures chez les adolescents des années 1970…

Adaptation cinématographique de Uli Edel, 1981.

Je viens de terminer le livre biographique de Christiane Felscherinow, paru en 1979 et rédigé par deux journalistes allemands Kai Hermann et Horst Rieck, qui ont recueilli le long témoignage de Christiane sur ce qu’à été sa vie entre l’année 1974 et 1978. Ce qui devait être une simple déposition de deux heures dans un tribunal, afin de répondre à une enquête sur les déviances de la jeunesse de l’époque, est devenu un récit de vie saisissant, qui a tenu en haleine des auditeurs pendant deux mois, au cours de l’année 1978.

Christiane a connu une enfance remplie d’interdictions, de règles et de violence, dans le Berlin Ouest des années 1960. Un père violent qui la battait, le divorce de ses parents, la vie dans les tours de la cité Gropius, l’amène à devenir une adolescente instable et explosive.

« À la cité Gropius, on apprend pour ainsi dire automatiquement à transgresser les interdictions. D’ailleurs, tout ou presque est interdit, et surtout de jouer à ce qui vous amuse. La cité est hérissée de panneaux. (…) Et presque tous ces panneaux interdisent quelque chose. »

Influençable et cherchant désespérément une raison d’exister, Christiane cherche à intégrer une bande de jeunes plus âgé, de quinze seize ans, en suivant une amie de son collège, prénommée Kessie. Cette dernière échappera d’ailleurs au gouffre de la drogue, lorsque sa mère la surprend ivre morte sur un banc. Kessie ne touchera jamais à l’héroïne, Christiane mentionne d’ailleurs qu’elle passera son bac.

Christiane n’a pas cette chance : À peine âgée de douze ans, elle fume et commence à fréquenter un centre pour jeunes, appelée la « Maison du Milieu », équivalent à un centre de loisirs tout ce qu’il semble de plus modeste, tenue par un pasteur dans Berlin. Celui-ci assiste, malheureusement impuissant, à la propagation de la drogue dans son établissement. Christiane commence alors à fumer des joints et prendre du LSD. Sa vie, ça devient sa bande d’amis. Avec eux, elle oublie son père violent, le divorce, sa vie minable dans la tour insalubre de sa cité, l’école qu’elle ne comprend pas. Dès lors, elle se coupe de sa famille, ses résultats scolaires sont en chute libre et plus le temps passe, plus elle s’enferme dans son monde.

« Ma famille c’est la bande. J’y trouve de l’amitié, de la tendresse, quelque chose qui ressemble à de l’amour. »

Le monde est pourri et déguelasse, nous sommes en plein dans la génération « No Future », dans tout son éclat, où les jeunes refusent de penser au lendemain et prennent pour exemple de stars telles que David Bowie, junkie à l’image des junkies.

Christiane commence à fréquenter une boîte de nuit qui vient d’ouvrir à Berlin-Ouest, Le Sound, « la boîte de nuit la plus moderne d’Europe ». C’est dans cet endroit que bon nombre de jeunes sont passés des drogues douces aux drogues dures, avec la propagation massive de l’héroïne. Chez Christiane comme chez beaucoup d’autres, il est alors question d’admirer les plus « expérimentés », les plus « cool » : En somme, ceux qui ont déjà une plus grand parcours sur le chemin de la drogue. Christiane a seulement treize ans lorsqu’elle se fait sa première piqure d’héroïne. Les toutes premières sont gratuites, un simple stratagème pour créer toujours plus de dépendants et donc d’acheteurs, voire même de possibles revendeurs. Et l’héroïne, plus que tout, crée un fort lien de dépendance, dès les toutes premières piqures. On sent à ce moment de l’histoire que la jeune fille hésite, qu’elle a juste besoin d’un signe, besoin d’aide, pour qu’on l’empêche de sombrer. C’est intéressant de voir l’évolution de ces jeunes, qui pour bons nombre ne sont encore que des enfants, et qui malgré l’univers morbide de la drogue et de la prostitution dans lequel ils évoluent, ils ont toujours ce besoin d’attention, d’être rassurés et protégés, comme le serait n’importe quel enfant.

« Pendant un moment, je souhaite que ma mère ait tout découvert et qu’elle vienne me chercher. Si je pouvais la voir subitement à côté de moi… »

Elle nous fait ensuite le détail de sa première piqure, dans des toilettes insalubres, avec une aiguille usagée qu’elle emprunte à un autre camé. À partir du moment où elle plante cette aiguille dans son bras, c’est le point de non-retour : Christiane plonge dans une descente aux enfers infernale, dont rien ni personne ne pourra la sortir.

Nous sommes au début de l’année 1976 : Dès lors, pendant deux ans, elle deviendra jour après jour un fantôme, errant dans les rues de Berlin, l’entièreté de sa vie oscillant entre se faire suffisamment d’argent pour se payer sa prochaine dose, et la démence de l’héroïne. Comme bon nombre de jeunes – filles et garçons – Christiane fini par tomber dans la prostitution juvénile, à l’âge de quatorze ans. Il s’agissait d’un des principaux effets secondaires à l’héroïnomanie à cette époque : Le seul moyen pour ces jeunes de trouver de quoi acheter leur came, c’était de faire le trottoir. Plusieurs spots, dont un, la station de métro Zoo. Les jeunes retrouvés morts d’une overdose paraissent sans cesse dans les journaux, bien que cela apparaisse comme un événement de plus en plus banal, auquel on consacre, chaque semaine, un article de plus en plus court. Les jeunes qui font le trottoir sont repérables de loin, tout le monde le sait, mais encore une fois, personne n’intervient.

La jeune génération rejette l’idéal bourgeois et tente de trouver quelque chose qui les fera se sentir vivants, loin des conventions : Ils cherchent à se détacher de la réalité, qui leur apparaît comme violente, morose et dénuée de sens. C’est en cherchant la liberté que beaucoup finiront prisonnier de leur addiction, et c’est en cherchant une raison de vivre que beaucoup trouveront une mort prématurée.

« Il nous faut quelque chose en plus. Ce qui donne un sens à la vie. »

« Je veux être quelqu’un. Exister. »

On suit également l’histoire très touchante de Christiane et de son premier amour avec un garçon de quelques années plus âgé, Detlev. Les deux jeunes tombent amoureux puis déclinent ensemble, vivent tous les deux un enfer, et finissent par se dégoûter parfois l’un l’autre, voyant en l’autre l’image insupportable de leur propre déclin. Pourtant, leur amour est pur et innocent et ne perd pas de son éclat malgré l’horreur qui l’entoure. Tels des amants maudits dans un monde sans aucune pitié, les deux jeunes vont se soutenir l’un l’autre, se faire des promesses de désintoxication et se prendre à rêver d’une vie paisible ensemble, dans un bel appartement rempli d’animaux, très loin de Berlin. Ces moments de rêveries donnent dans un premier temps le même espoir au lecteur, avant de lui laisser un certain malaise, quand leur tentative de se sortir de la drogue se solde une nouvelle fois par un échec. La fuite de la réalité de Christiane et Detlev est vaine, et s’achève immanquablement vers une rechute dans l’héroïne toujours plus terrible.

« Mes disputes avec Detlev deviennent de plus en plus fréquentes. (…) Quand nous nous sentons mal en point -c’est fréquent- tout nous énerve, et nous nous dressons l’un contre l’autre. En essayant vraiment de faire mal, et en frappant brutalement au point le plus vulnérable. (…) C’est que chacun voit désormais en l’autre l’image de sa propre déchéance. »

Christiane passera par les arrestations, les hôpitaux et les centres d’aides anti-drogue, qui s’avèreront totalement inefficaces. L’ado en crise de manque perd tout contrôle et toute raison, elle fait des fugues pour retourner dans le repère des camés berlinois, et replonge de plus belle.

Elle assiste, impuissante, au détachement de sa famille, au corps médical et social qui finit par lui tourner le dos, et à la mort par overdose ou suicide, de bon nombre de ses amis. D’autres finissent en prison, dans des centres de détention pour mineurs. D’ailleurs, des amis, quand on est toxico, on n’en a pas vraiment. Les drogués finissent isolés, au point où seul compte la prochaine dose, la prochaine piqure, où c’est chacun pour soi. L’isolement renforce la dépression, et la lueur d’espoir de s’en sortir ne fait que s’amoindrir. Le toxico se retrouve seul, sans but, et alors les sevrages physique et psychologique ne sont plus les seuls obstacles à une potentielle échappatoire : Il faut ensuite se confronter à « l’après », à la réalité, et quand on a touché le fond, le retour au réel semble totalement hors de portée.

« Mais notre amitié n’est au final qu’une amitié de toxicos. Nous devenons tous de plus en plus agressifs. L’héro. (…) On accumule tant d’agressivité qu’on arrive plus à se dominer, même entre nous. »

« Bien sûr que je veux arrêter, mais comment ? »

À travers ce récit en focalisation interne, écrit à la première personne, Christiane nous peint son monde tel qu’il est, en nous en montrant toute l’étendue de l’horreur, sans en lisser une seule fois les contours. À un certain point, on ne sait même plus si l’on veut qu’elle s’en sorte ou si vraiment, la mort est sa meilleure option.

Comme l’a voulu Christiane Felscherinow, ce livre a servi à briser le silence – tabou – concernant les ravages de la diffusion monstrueuse de l’héroïne chez les adolescents dans les années 1970. Tout le monde savait, mais personne ne parlait. Après avoir profondément choqué l’Allemagne lors de sa sortie en 1979, le livre est devenu numéro un des ventes, avant de devenir un best-seller et de se diffuser dans toute l’Europe. Certains pays, pendant un temps, l’ont même mis en lecture obligatoire dans les écoles, pour prévenir des dangers de la drogue.

La débauche des années 1970 y est dépeinte donc, en parallèle du climat anxieux de la Guerre Froide. Une lecture qui mène à réfléchir, et qui nous scotche littéralement sur place, devant cette histoire entièrement vraie, de cette jeune fille, parlant en son nom et en celui d’un bon nombre de personnes. Une lecture qui vous glace le sang.

« Nous autres, les toxicos on leur est vachement supérieurs. Ici la vie est dure, on peut mourir du jour au lendemain, et d’ailleurs on ne fera pas de vieux os. Mais cette vie, c’est nous qui l’avons choisie. »

En France, on estime entre 150.000 et 300.000 les consommateurs d’héroïne sur la période 1970-1980, et entre 40.000 et 50.000 morts ; des chiffres encore difficiles à établir et sans doute sous-estimés.

Publicité

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s