Les basses résonnent, si proches que mes oreilles bourdonnent. Le rythme s’accélère, la tension monte, puis une explosion survint : le son se déverse comme une rivière qui vient démolir un barrage. Je danse jusqu’à user mon souffle fragilisé par des années de cigarettes. Alors je m’essouffle, mais je continue de bouger mon bassin, mes bras au-dessus de ma tête, mes jambes. L’alcool me fait tourner la tête : grisée par ses effets, j’ai le vertige, je tourne de plus en plus vite et tout semble se déplacer en tâches de couleurs. Plus rien n’existe à part la musique. L’instant éclate comme un millier de bulles. Je transpire, mes cheveux se collent de sueur sur mes tempes. L’air est saturé d’une odeur de désordre.
Autour de moi, une marée humaine bouge sur le même rythme électrique. Je souris. Mon regard trouble se perd dans la foule, survole les visages. Ils sont tous les mêmes : flous. Et les regards perdus dans la musique. Les gens sont tous identiques : ils dansent, ils rient, ferment les yeux. Puis je vois une jeune fille. Elle est mise en lumière par un spot lumineux et se démarque dans le sous-sol sombre de la boite de nuit. Elle est très jeune, moins de vingt ans. Plutôt petite et très fine, elle porte un haut court qui laisse apparaître son nombril où brille un anneau en argent. Tout le contour de ses yeux est orné de grosses paillettes rouges. Ça fait ressortir ses yeux très verts. Une larme écarlate coule le long de sa joue, elle entraîne dans sa descente l’œuvre pailletée. Je capture cette larme au milieu de la foule, et j’arrête de danser. Elle s’arrête aussi, son regard sonde le mien. Elle m’a vue. Nous sommes maintenant toutes les deux immobiles au milieu de la musique électro qui fait s’entrechoquer les âmes et les verres de vodka. Autour de nous, les corps continuent de se bousculer, de se rencontrer, des inconnus s’embrassent à corps perdus sans même avoir échangé leur nom. La jeune fille à la larme a l’air perdue, et si triste. Elle contraste avec l’ambiance de fête. Où sont ses amis ? J’ai vraiment l’impression qu’elle est seule dans la foule.
Un homme bien plus âgé et très alcoolisé vient se poster derrière elle, glisse une main sur sa hanche, souffle son haleine de whisky dans sa nuque. Elle ne réagit pas, elle est complètement détachée. La deuxième main de l’homme sans visage vient agripper ses fesses. Cette fois-ci elle se crispe et le repousse d’un coup de coude lancé à l’aveugle. Mais il ne la lâche pas, attrape son poignet et lui murmure quelque chose au creux de l’oreille. Elle ne répond pas mais son regard s’assombrit. Elle tire avec force sur son poignet pour le dégager de l’emprise de l’inconnu. Là, il abandonne, s’éloigne d’elle et se perd dans la nuée humaine. Une deuxième larme roule le long de la joue creuse de la jeune fille. Ses cernes sont si marqués que j’ai l’impression qu’ils ne quitteront plus jamais ses yeux. Pareil pour ses larmes de sang. Elle n’a pas arrêté de me fixer, pas une seule seconde. Son regard est suppliant. Maintenant, la musique me paraît trop forte, les spots lumineux trop aveuglants. Les gens qui dansent ne sont plus mes semblables, ils m’angoissent. La douceur est devenue aigre. Mon cœur commence à tambouriner dans ma poitrine, la tête me tourne. Et ce n’est plus à cause des sept ou huit tequilas que j’ai bu. Qu’est-ce que je fais ici ? Pourquoi est-ce que je me perds dans cette foule, à tuer mon corps et mon temps ? Qui sont ces inconnus qui me touchent ? La sensation de vide est tellement intense que mes jambes commencent à trembler. Les larmes me brûlent les joues.
Haletante, je marche droit devant moi pour rejoindre la fille aux yeux verts. Elle s’avance elle aussi à ma rencontre. On se glisse du mieux que l’on peut à travers la foule, on continue à se chercher du regard, on veut se retrouver, alors on pousse, on bouscule. Avec des jeux de coudes, on s’extirpe avec hargne du remous aux notes de désespoir. Nos chaussures collent à la bière renversée au sol. Des hommes essaient de nous retenir par la main, par le bras, par la taille. On se dégage sans les regarder et on continue, hypnotisées l’une par l’autre. Une fois enfin face à face, je plonge mes yeux dans l’infini vide des siens. Mes larmes isolées se transforment en un torrent hoquetant, je perds pied. La jeune femme que me renvoie le miroir est brisée.