Fuir dans les brisants

Deux mois que la proposition la tient éveillée jour et nuit. L’emploi de ses rêves à l’autre bout du monde, la chance de sa vie. Elle doit partir. Elle s’est imaginée pourrir ici, dans cette même ville, cette même campagne. Ce paysage si familier qu’elle sait retracer les yeux clos, sans oublier une seule route. Elle déteste la grisaille Normande de son enfance. Elle s’y est toujours sentie comme dans une cage. Refuser l’offre reviendrait à jeter sciemment la clé de sa liberté. Paniquée à cette idée, elle n’a plus su comment respirer et s’est laissée tomber au milieu de la chambre, lovée sur le parquet, les mains croisées sur le ventre.

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« Je pars, Damien. J’étouffe ici. C’est ma seule chance ». De ses yeux gris en permanence chargés d’orage, elle le scrute. Son ami, lui, a toujours eu le regard chaleureux, sauf en cet instant. Ce soir-là, debout l’un en face de l’autre, le silence s’étire. Elle s’assoit en tailleur sur le sol. Il l’y rejoint et parle enfin. Il veut savoir pourquoi. Elle sourit, sincère mais triste. Il ne comprend pas. Elle sait que son désir d’ailleurs est un rêve qu’elle entretient en solitaire. C’est en partie la raison pour laquelle elle part sans lui. Elle a pris sa décision lorsqu’elle a réalisé que, de plus en plus, le vide l’enfermait à tout instant dans son cri noir, le gouffre s’ouvrant à nouveau, encore et encore, faisant d’elle sa prisonnière. Dans ses moments les plus sombres, elle avait envie de griffer les murs, de défoncer les meubles, d’arracher les fenêtres et les portes. Quand la pression devenait trop forte, elle adorait courir, accélérer jusqu’à ce que des billes de lumière dansent devant ses yeux, à en vomir parfois. Elle courait des milliers de kilomètres sur place depuis des années. Une éternité. La voix du jeune homme la sort de ses pensées : « Chloé, tu ne peux pas me laisser… ». Elle se relève sur les genoux et le serre dans ses bras. Il répond à son étreinte. Elle respire son odeur, connait son parfum par cœur. Les odeurs sont les plus forts marqueurs des souvenirs. Combien de temps met-on à oublier un parfum ? C’est la dernière fois qu’elle sent la chaleur de son corps. Ses yeux s’emplissent de larmes. Ils pleurent tous les deux en silence. Le temps s’écoule, chaque seconde passée attire dans sa suite le moment de la séparation. Le soleil termine sa paresseuse descente derrière les nuages, les derniers rayons frôlent l’horizon. La chambre devient de plus en plus sombre. Le manque de lumière supprime tous les mots superflus. Chloé se relève en le prenant par la main. Il suit son geste, la regarde, les yeux meurtris. Ils se disent toutes ces choses intimes aux amants, sans bouger les lèvres. Elle le dirige vers le lit, colle son corps au sien. Ses mains parcourent son torse qui chauffe sous ses doigts. Ils s’aiment avec la passion si particulière des premières et des dernières fois. Il la supplie de rester. Leurs souffles se perdent dans la nuit froide.

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La douleur est gage de liberté. C’est la première pensée qui lui vient au réveil. Elle cligne des yeux dans l’obscurité, l’aube est encore loin. Elle le regarde dans la pénombre, il dort encore. Elle sort du lit, remet sa robe, ses chaussures, s’éclipse. Dans la rue silencieuse, la jeune femme parcourt les pavés mouillés, marche jusqu’au port du bout de la rue. L’endroit lui rappelle cette autre nuit avec Damien, quelques années plus tôt. Ils étaient arrivés sur le quai avec une bouteille de rhum, bien que déjà éméchés. Après une laborieuse intrusion sur le pont d’un bateau, ils avaient fini la liqueur en s’imaginant partir en mer. Loin, très loin. Ils démarreraient le moteur sans savoir naviguer, puis plongeraient dans les vagues noires de cette nuit sans étoile. Endormis sur le pont, la lumière du jour les avaient réveillés au matin. La vie avait repris. Celle de Damien tout du moins, mais pas la sienne. L’esprit de Chloé était resté dans le flot des brisants et n’en était jamais ressorti. Puis les années sont passées. Frissonnante dans sa robe, elle est toujours debout face au port. Le souvenir est si vif qu’elle se voit courir jusqu’au vide, tomber dans l’eau, y disparaître, fendre la surface pour réduire le monde au gouffre abyssal qui s’y déploie de l’autre côté. Elle sourit à cette idée car c’est enfin la nouvelle page de son histoire qui s’écrit et pourtant, en cet instant, c’est rassurant d’y inclure une dernière fois ce port, ce vestige, ce fantasme. Elle regarde au loin l’aube naissante. Elle n’avait pas vu que le jour se levait. Il dresse son ascension qui dans le même temps referme l’échappée hallucinée. Chloé pense à Damien une dernière fois. En quittant les pavés froids et les bateaux immobiles, elle referme leur histoire d’amour. Elle pleure pour lui, elle rêve à elle. Elle les libère tous les deux dans le soleil matinal.

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